Quels apports des neurosciences dans la conduite d’une action militaire collective ?

Direction : CReC / Publié le : 07 janvier 2025

« Neurosciences et monde militaire : comportements de groupe » était le thème de la journée d’études organisée conjointement par le Centre de recherche de l’Académie militaire de Saint-Cyr Coëtquidan (CReC) et l’Institut de recherche biomédicale des armées.

Interview croisée sur les enjeux des neurosciences dans le milieu militaire.

Neurosciences et monde militaire comportements de groupe

Quel est l’état des lieux sur les connaissances en neurosciences, dans le monde militaire ?

Docteur Louise Giaume, doctorante en neurosciences, médecin urgentiste et chercheur associé au CReC : La plupart des travaux réalisés sur les neurosciences et le monde militaire ont été faits par des chercheurs anglo-saxons. En France, l’Institut de recherche biomédicale des armées (IRBA) a été à l’origine d’une réflexion initiatique en la matière.

M Gérard de BOISBOISSEL, ingénieur de recherche au CReC : J’observe, à mon échelle, que le mot « neurosciences » effraie. En-dehors de l’IRBA, les recherches réalisées sur les neurosciences et le monde militaire, restent rares. Sur ce sujet, le secteur de l’aviation possède une certaine avance par rapport à la défense. Dans l’armée de Terre, cette thématique n’était pas très développée.

MCSCN (R) Marion TROUSSELARD, professeur de neurosciences et de sciences cognitives à l’IRBA : Un rapport intitulé « Évolution des neurosciences : conséquences pour la défense », écrit en 2012 par le médecin général Patrick Binder, a ouvert une réflexion autour de l’homme augmenté et les conséquences des avancées en neurosciences pour le domaine militaire. Ce travail a jeté les jalons d’une réflexion importante sur ce sujet, pour les métiers de la défense. Grâce à lui, les neurosciences ont pu être considérées comme un apport de connaissances considérables pour faire avancer les réflexions autour de la santé du militaire. Nous constatons qu’il y a un véritable besoin de compréhension entre les opérationnels et les chercheurs. Grâce à ce colloque, nous essayons d’apporter un état des lieux des connaissances scientifiques dans le champ des neurosciences et plus particulièrement des neurosciences sociales. Cet état des lieux démontre que nous ne sommes qu’au commencement de la recherche à ce sujet. Il est encore tôt pour observer les retombées opérationnelles de nos observations. Nous avons donc besoin des forces armées pour avancer : sans le dialogue chercheurs – militaires, nous ne progresserons pas.

Pouvez-vous expliquer l’intérêt et l’apport des neurosciences dans le monde militaire ?

Docteur Louise Giaume : Des travaux et des réflexions ont mis en évidence les impacts psychologiques, physiologiques et cognitifs des environnements à fortes contraintes. À la suite des derniers colloques organisés dans le cadre de la collaboration « IRBA-CReC », plusieurs officiers sont revenus vers nous pour nous proposer de mener, au sein de leurs unités, des projets de recherche touchant à la thématique des forces morales. L’apport des neurosciences peut ainsi passer pas l’addition d’actions reliées au facteur humain, telles que la gestion du stress – via des exercices de respiration -, la nutrition, la re-athlétisation, ou la réflexion autour des dynamiques de groupe et leurs conséquences. Tous les spectres vont être balayés pour disposer d’une approche intégrative du soldat.

Gérard de BOISBOISSEL: L’un des objectifs primordiaux de cette réflexion est d’aboutir à une meilleure formation opérationnelle des soldats. L’amélioration de cet entraînement passe par l’acquisition des bons réflexes en formations, la compréhension des réactions sur le terrain en situation complexe, et l’analyse des phénomènes de groupe, d’où l’intérêt des neurosciences.

MCSCN (R) Marion TROUSSELARD : Il existe des hypothèses neurobiologiques solides qui expliquent certains dysfonctionnements au sein des petits groupes, en matière de prise de décision, de comportement ou des conflits. Nous disposons, certes, de nombreux modèles d’explication sur ces questions, mais nous ne possédons pas encore suffisamment de données objectives pour optimiser le fonctionnement d’une unité.  De fait, certaines prises de décision au sein de groupes de militaires ont des conséquences qui engendrent des émotions allant du regret aux blessures morales et que l’on peut objectiver. L’enjeu est de repérer les conséquences à risque pour la santé psychique des personnels. Ces dysfonctionnements provoquent chez certains une blessure morale pouvant conduire à un rejet de l’institution. Les neurosciences posent aussi la question de la sensibilisation des militaires, quel que soit leur grade et fonction, aux biais cognitifs. Ces derniers conduisent parfois à des prises de décisions erronées, affectant, là aussi, la bonne santé ou la synergie du groupe. À ce titre, les neurosciences répondent autant à un enjeu de santé opérationnelle que de santé stricto sensu.

Quels sont les objectifs visés par cette journée d’études ?

Docteur Louise Giaume : Même si les militaires disposent déjà d’un corpus de connaissance notable sur ce sujet, le colloque mettra en relief, grâce à la recherche, les connaissances et l’état des lieux des résultats dont nous disposons. Nous pourrons aussi mettre en place des actions préventives afin de diminuer l’épuisement opérationnel. Cette journée d’études vise également à réfléchir à des solutions et des contre-mesures effectives en qualité et dans la durée. Ce rassemblement est aussi l’occasion d’établir et de pérenniser un dialogue entre les forces opérationnelles et le monde des chercheurs, afin de mieux orienter nos travaux. L’absence de communication entre ces deux acteurs nuit à la progression sur le sujet et contient un risque pour nous, chercheurs : la négligence de certaines actions prioritaires pour les opérationnels.

Gérard de BOISBOISSEL: Ces journées d’études sont des temps d’immersions très incarnés. En tant que chercheurs, nous sommes confrontés de manière directe à la réalité opérationnelle que nous pouvons, dès lors, retravailler à l’aune des recherches scientifiques. Cela crée un cercle vertueux dans lequel chacun se reconnaît. Je voudrais souligner la mission de sensibilisation qui se joue derrière ce colloque. Grâce à ce temps, nous pourrions aboutir à la remise en question de certaines méthodes de formation ou comportements nuisibles. Une telle journée d’études offre au militaire l’occasion de mieux se connaître et s’appréhender. Le colloque donne, finalement, la possibilité de réfléchir aux interactions entre le personnel et la technologie, qui s’impose de plus en plus dans les équipements. L’introduction de ces innovations interroge le lien entre l’homme, le soldat ou le chef et les systèmes qu’il utilise. Là encore, l’apport des neurosciences et les discussions rendues possibles par ce colloque s’avèrent cruciaux.

MCSCN (R) Marion TROUSSELARD : Je rejoins le regard porté par mes camarades organisateurs : l’objectif principal est de créer un pont de communication entre les chercheurs du Service de santé des armées (SSA), les scientifiques extérieurs au SSA et les opérationnels. Cette collaboration engendrera un nouveau champ de questions et de réponses à défricher. Ce colloque vise aussi à établir un état des lieux, en particulier sur les interactions entre les individus au sein d’un groupe, afin d’abolir les fausses croyances notamment au sujet de l’homme augmenté. Ce colloque est également l’occasion d’avoir une communication ouverte sur nos recherches, le rythme d’avancement et les résultats obtenus. De plus, l’IRBA a une mission importante dans la prévention de la santé, première étape de la prise en charge du personnel. Cette journée d’étude intervient aussi dans le cadre de cette mission à laquelle participe l’Institut de recherche biomédicale des armées.

Par quelles mesures comptez-vous sensibiliser le monde militaire à la question des neurosciences ?

Docteur Louise Giaume : Au sein de l’IRBA, nous avons mené un projet de recherche avec les élèves officiers de l’Académie de Saint-Cyr Coëtquidan, sur les biais cognitifs dans la prise de décision chez les militaires. En parallèle, nous avons mené un projet de recherche auprès d’une quarantaine d’élèves-officiers volontaires, lors de leur stage de préparation au Centre national d’entraînement commando à Penthièvre. Nous y avons étudié, via la prise de mesures, l’impact de la préparation opérationnelle sur le stress, la fatigue, les biais cognitifs et l’adaptation physiologique des participants. À la fin de la semaine de préparation, nous avons observé l’installation d’un comportement de groupe qui s’est caractérisé par une augmentation du sentiment d’efficacité collectif et du biais de mimétisme et un transfert de responsabilité. Nous collaborons de manière très étroite et active pour sensibiliser le monde militaire aux neurosciences grâce aux différents travaux menés, avec le concours des forces armées.

Gérard de BOISBOISSEL: Nous avons également une ambition et un objectif commun: créer des ouvrages de référence sur les neurosciences, pour le monde militaire. Nous avons déjà réalisé deux écrits qui ont déjà été diffusés, sur le sommeil et le stress. Nous allons publier prochainement un livre sur la surcharge cognitive. À l’issue du colloque, nous espérons publier d’ici à juin ou septembre 2025 un ouvrage numérique sur les neurosciences, accessible par tous en un clic.

MCSCN (R) Marion TROUSSELARD : Nous espérons fédérer les militaires autour de cette cause, les sensibiliser et favoriser leur participation aux études menées. Grâce au colloque, nous ambitionnons de créer une véritable dynamique de cohésion et bâtir une culture commune à ce sujet afin d’améliorer le fonctionnement entre le personnel et mieux connaître leur santé. In fine, il y a aussi un enjeu de diffusion des savoirs. Nos recherches sont publiées dans des revues de la défense nationale, afin de se créer un socle de savoirs communs et de construire une mémoire des travaux réalisés.


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